vendredi 26 février 2010

Mon pépé

Quand j'étais petit, j'allais voir mon pépé tous les dimanches, en fin de journée. A chaque fois que j'arrivais dans le petit salon de mes grand-parents, ils étaient là, tous les deux, assis devant la télé sur leurs vieux fauteuils en osier. Mon grand-pére un peu plus en retrait, comme à l'accoutumée. Il avait enlevé sa casquette, vieille et grise et l'avait posé sur la table à côté de lui, à portée de main. Il ne se levait jamais sans se la mettre sur la tête. A peine franchi le seuil du petit salon, ils m'avaient discerné par ma grande silhouette, moi le plus grand de la famille. Et ma grand-mère ou mon grand-pére, s'exclamait alors avec ce sublime accent Italien: "Oh c'est Grégo". Exclamation mêlant aussi une interrogation tant leur vue ne leur permettait pas forcément d'être certains que c'était bien moi. Je les rassurai rapidement d'une voix forte qui puisse atteindre leurs oreilles défaillantes, et par peur de les affoler qu'un intrus ait pu pénétrer chez eux: "Oui, c'est moi pépé. ça va mémé?". Et je les embrassais chacun un après l'autre. Mon pépé, en m'embrassant me demandait toujours, la voix tremblante et les larmes à ses yeux bleus magnifiques, perçants et porteur de souffrances passées, si j'allais bien: "ça va Grégo", avec cette voix rauque et les "r" roulés d'un piémontais échoué dans le Var.
-"Ca va pépé, et toi?"
-"ça va" me répondait-il, à chaque fois, d'un ton un peu fatigué mais jamais plaignant. Mon grand-père ne se plaignait jamais. De la même manière qu'il ne critiquait jamais personne mon pépé. Mon pépé était un laborieux, un taiseux, un généreux et un sensible que l'alcool aidait pour gérer ses émotions et ses douleurs tues du passé.
Je prenais alors place sur le petit canapé vert aussi vieux et bousillé que mon pépé, mais il était toujours là, prêt à accueillir le visiteur. Tous trois tournés vers la télé, assourdissante et passant une émission du dimanche pour les vieux: du Drucker, un reportage animalier, ou du patinage artisitique, nous ne parlions pas beaucoup. J'étais là avec eux. Je partageai leur rituel quotidien: la télé, un peu de lecture jusqu'à l'heure de la quotidienne soupe à mémé.
Brisant le silence, mon pépé gueulait à ma mémé de baisser le son de la télé. Il allait me raconter quelque chose.
Je me tournais alors un peu plus vers lui, lui prêtant toute ma disponibilité. Oh, mon pépé n'était pas un grand orateur, point de discours introductif dans ses récits, mais un calme et une lenteur dans le choix de ses mots, me suspendaient à ses lévres. Je le regardais dans ses yeux bleus se dévoiler un peu à moi.
Venant de voir une scène à la télé, mêlant un jeune homme ayant failli se faire renverser par une voiture, un souvenir remonta à la vieille tête de mon pépé.
-"Tu sais Grégo, je vais te raconter une chose. Quand j'étais jeune, je travaillais dans les bois tous les jours de la semaine. On coupait du bois avec les copains toute la journée. J'étais bûcheron et on travaillait toute la journée jusqu'à la nuit".
-"C'était où pépé?" lui demandai-je.
"Oh, c'était vers Carcès dans le Var, je devais avoir une vingtaine d'années".
Il se frotta le crane de la main, remis sa casquette et repris:
-"On était une dizaine toute la journée dans les bois, et le soir nous rentrions chacun chez nous. "Moi j'avais une bonne demi-heure de marche pour rejoindre la chambre que je louais à quelques kilomètres de là. Un soir, alors que je rentrais, empruntant cette petite route qui me menait au village, je fus alarmé par un grognement au loin. Ce bruit étrange m'inquiéta. Je me retourna pour essayer de voir quelque chose. Je ne voyais rien sur cette route de campagne. Il faisait nuit noire, je n'avais même pas de lampe. Le grognement se faisait de plus en plus fort. Je commençais à avoir peur et surgissant derrière moi, je vis deux gros yeux lumineux se diriger vers moi à vive allure dans un bruit terrifiant".
Pépé avait les yeux qui brillaient, la voix légèrement tremblante et un léger sourire en coin apparaissait sur son visage. J'attendais la suite.
"Quand j'ai vu ces deux gros yeux fonçant sur moi, ni une ni deux, j'ai sauté dans les fourrés, en contre bas de la route!"
Camouflé derrière les buissons, tremblant de peur, mon pépé venait de croiser, pour la première fois de sa vie, une voiture.